Par : Louise Rozès Moscovenko | EURACTIV France
L’ancien site industriel Wipelec, situé entre la rue des Oseraies et la rue des Ormes, a été exploité de 1990 à 2003. [© Louise Rozès Moscovenko]
Les habitants du quartier des Ormes à Romainville, en Seine-Saint-Denis, se mobilisent pour défendre leur santé et celle de futurs acheteurs, alors qu’un promoteur s’apprête à construire des logements sur un terrain toujours facteur d’une pollution chimique très inquiétante. Un rapport de la commission d’enquête sur la pollution des sols sera débattu au Sénat mercredi (13 janvier).
Entouré de petits pavillons, un terrain, vide depuis le début des années 2000. Des barbelés, des barrières et à côté du permis de construire, un panneau d’affichage en piteux état. Derrière les tags et la saleté de la vitre, on y distingue tout de même quelques bribes de documents. « 6 000 tonnes de terre polluée évacuées », « 1 200 m3 d’eau traitée », ou encore « surveillance de la qualité de l’air extérieur », peut-on y lire.
99 appartements neufs devraient y voir le jour d’ici deux ans et le promoteur de ce programme immobilier, Alios, indique sur son site que les travaux ont commencé. Un peu plus de la moitié d’entre eux auraient déjà été vendus selon la mairie – assez donc pour lancer la construction.
C’est lors d’une visite sur le site, au hasard d’une discussion avec une riveraine, qu’un futur acheteur soucieux de ne pas se lancer dans un tel investissement à l’aveuglette découvre le passé de cet endroit. Un passé empoisonné, qui laisse l’acheteur dans la stupeur.
Ce terrain était autrefois occupé par une usine Wipelec, une entreprise française spécialisée notamment dans la découpe chimique et le traitement de surface de métaux destinés à du matériel de défense. Parmi ses clients, des grands noms de l’armement et de l’aéronautique français, tels que Safran et Thales. L’ancien site industriel situé entre la rue des Oseraies et la rue des Ormes a été exploité de 1990 à 2003. L’entreprise a déjà été mise en cause à plusieurs reprises pour des faits de pollution chimique graves.
Wipelec a déménagé en 2012 et mène depuis ses activités à Meaux, en Seine-et-Marne, à proximité d’une crèche. Son gérant Guy Pelamourgue est connu de la justice. Il avait notamment été placé en garde à vue en et mis en examen en juin 2017. Joëlle Roborg, l’ex-responsable qualité sécurité environnement du site de Meaux, licenciée depuis, avait lancé l’alerte auprès de la Direction Régionale et Interdépartementale de l’Environnement et de l’Energie (DRIEE) pour des faits de pollution. Quelques jours après une visite de la DRIEE, sa voiture avait été volée et incendiée. Les inspecteurs chargés du dossier s’étaient eux fait dérober leurs ordinateurs portables et des documents, à la suite de l’infraction de leur véhicule. Des coïncidences dignes d’un bon polar.
Une longue bataille
Depuis 2014, une association de riverains se bat pour que les taux de pollution délirants émanant de ce site Wipelec, qui ont touché tout ce quartier romainvillois, soient reconnus et pris en charge. Ici, on retrouve principalement du trichloroèthylène (TCE), mais aussi des cyanures ou encore du benzène. En outre, selon un rapport du comité technique du 23 juin 2020 de l’Agence de la transition écologique de l’Etat (Ademe), « une contamination des eaux souterraines au chrome VI (270 μg/L) » a été détectée, la même substance qui a donné lieu à l’affaire Eryn Brokovitch. À titre de comparaison, la valeur seuil de l’Union européenne, c’est-dire la valeur limite au-delà de laquelle la substance peut avoir une conséquence, est de 50µg/L.
Ce produit chimique, qui n’existe pas à l’état naturel mais qui résulte des activités industrielles humaines, est reconnu comme un « cancérigène avéré » par le Centre international de recherche sur le cancer des Nations Unies, tout comme le trichlo et le benzène. Il est d’ailleurs, au titre de sa toxicité multiple – le cancer n’est pas la seule conséquence de ces substances – soumis à la réglementation européenne Reach. Le Chrome VI est interdit… sauf autorisation dérogatoire.
Un nouvel objet d’inquiétude pour les riverains. « Aucune étude communiquée n’y fait référence. Cela n’a fait l’objet d’aucune information, nous avons découvert la présence de Chrome VI dans cette étude de l’Ademe, s’indigne Sébastien Tirloir, président de l’association Romainville Sud, dans un entretien à Euractiv France. Nous demandons donc des précisions sur cette nouvelle pollution et que l’ensemble des études sur site et en dehors soient enfin communiquées ».
Un GIEC de la pollution chimique en préparation Une quarantaine de chercheurs internationaux se mobilisent pour créer un Groupe international d’étude de la pollution chimique de l’environnement sur le modèle du GIEC. Un article de notre partenaire, le Journal de l’environnement. |
Officiellement, la dépollution du site est terminée depuis juillet 2018, selon l’entreprise spécialisée dans la « régénération urbaine durable en Europe » Gingko qui a racheté le site et le ministère de la Transition écologique. Mais face à l’absence totale de transparence et au refus des pouvoirs publics de procéder aux mesures des taux auxquels les riverains sont toujours exposés actuellement, l’association n’a pas baissé les bras. La nouvelle équipe municipale élue en juin dernier et menée par le maire François Dechy se retrouve aujourd’hui avec la patate chaude en mains.
« Les propriétaires du site ont décidé de s’occuper de cette pollution en 2013 : ce n’est pas pour notre santé mais pour le profit économique, déplore M. Tirloir. Nous, les riverains, sommes considérés comme le problème. Nous sommes une entrave à la liberté d’entreprendre sur ce terrain ».
Car en réalité, malgré les ventes en cours du promoteur Alios, le fonds d’investissement Gingko n’en a toujours pas fini avec la dépollution, même si le processus a bel et bien commencé.
Pire, la dépollution elle-même réexposerait les habitants à des taux de pollution très préoccupants. Le caractère très volatil de ces substances chimiques rend l’opération délicate, a fortiori quand des pelleteuses doivent remuer la terre et procéder à des excavations.
Mais promoteur et dépollueur foncent comme des bulldozers et veulent vite passer à autre chose. Les limites des taux de trichlo ont même été modifiées pour l’occasion dans un arrêté publié le 29 décembre 2020, à la suite d’un bras de fer entre le maire et le préfet de Seine-Saint-Denis. En jeu, la responsabilité des conséquences de cette dépollution.
« En septembre, nous avons eu une première rencontre avec le sous-préfet, la DRIEE et l’ARS (Agence régionale de santé, ndlr) qui nous a conduit à demander des éléments complémentaires pour bien comprendre où on mettait les pieds, raconte le maire de Romainville François Dechy à Euractiv France. Il y a eu plusieurs aller-retours sur le projet d’arrêté puis le préfet me l’a envoyé le 24 décembre, me donnant huit jours pour le signer. Si je ne le faisais pas j’étais définitivement hors-jeu, car j’aurais été déclaré défaillant et mes pouvoirs de police auraient été substitués ».
Mais si l’arrêté est loin d’être satisfaisant, le maire a toutefois obtenu des modifications. « Nous avons notamment battu en brèche pour que le principe d’auto-contrôle par le dépollueur-promoteur, qui était acté dans le projet d’arrêté initial, soit supprimé, poursuit M. Dechy. Nous avons bien précisé que la police municipale pouvait elle aussi vérifier les taux de pollution à tout moment, pas seulement par le biais de leur propre protocole ».
Le nombre de plaignants grandit
La signature de l’arrêté donne également au maire la possibilité de répondre aux questionnements des habitants quant à leur exposition à ces produits chimiques. Un cabinet indépendant, SolPol, expert en sites et sols pollués, a été mandaté pour apporter son appui technique à la municipalité sur ce sujet très complexe et demandant des compétences scientifiques précises.
Une enveloppe de dizaines de milliers d’euros, issue des deniers municipaux, sera dépensée pour cette mission. Selon les résultats de leur rapport, dont les premières conclusions devraient être connues dans une quinzaine de jours, l’arrêté du 29 décembre pourrait alors être modifié.
En parallèle, le maire a décidé de dénoncer Wipelec sur la base de l’article 40 du code de procédure pénale, qui oblige toutes autorités publiques constitués à saisir le procureur de la République lorsqu’il a connaissance d’un délit ou d’un crime.
« J’ai considéré que l’ensemble des éléments dont le préfet nous a fait part au fil de l’eau entre septembre et décembre étaient constitutifs de délits graves de la part de Wipelec, explique M. Dechy. Dans les prochains jours, on verra si la mairie choisit de porter plainte ou de se constituer partie civile en rejoignant la plainte en cours d’instruction ».
Aujourd’hui, associations de riverains, associations environnementales, et municipalité souhaitent régler définitivement le problème. Une plainte contre X a en effet été déposée en 2016 au Parquet de Bobigny. Selon cette plainte, les faits pourraient recevoir les qualifications de mise en danger de la vie d’autrui, d’atteintes involontaires à l’intégrité́ physique, d’homicides involontaires, ou encore de pollution des eaux.
Initialement, deux associations et 30 personnes avaient déposé plainte. En février 2018, sept plaignants et une nouvelle association s’étaient portés partie civile. Puis en novembre 2020, 10 personnes supplémentaires, dont six se sont constituées partie civile, avec l’Association Romainville Sud.
Des normes modifiées au plus haut niveau de l’État
Les nouveaux taux d’expositions au trichlo acté dans cet arrêté passent très mal auprès des riverains et sera également l’objet d’une rude bataille. Ils dépassent de 1 600 fois la norme jusque-là acceptée, alors que les habitants du quartier ont déjà été exposés à des taux de pollution délirants durant des décennies. Sans parler des acheteurs déjà engagés dans le programme immobilier du promoteur Alios, lequel ne communique bien sûr pas en amont sur les risques intrinsèques au site.
En 2018 et 2020, deux permis de construire avaient été délivrés par la maire de l’époque, Corinne Valls, connue pour son accointance trouble avec les promoteurs. Des permis octroyés alors même que selon un rapport de la DRIEE, il restait 300 à 500 kg de TCE à extraire et le maintien de 10 % du total de la dépollution sur site était prévu, soit 600 kg de TCE – une quantité gigantesque au vu des risques sanitaires et environnementaux.
Pour la pollution autour du site, rien n’a été prévu, malgré le caractère très volatil de cette substance. Aucune campagne de prélèvements chez les victimes de la pollution pour constater l’impact de la dépollution, malgré les engagements répétés par le ministre de l’époque, François de Rugy.
Un rapport de travaux confidentiel qu’Euractiv France a pu consulter évoque des dépassements réguliers de la valeur guide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans l’air extérieur autour du site. Ainsi pendant la dépollution, même l’air extérieur dans le quartier était irrespirable (jusqu’à 511µg/m3 de TCE pour une valeur de référence à 23µg/m3 dans l’air intérieur). Malgré ces dangers avérés, les riverains ne seront jamais avertis…
32 % des produits chimiques non-conformes aux règles de l’UE Un tiers des produits chimiques ne sont pas conformes à la réglementation de l’Union européenne, en raison de données toxicologiques insuffisantes. Un article de notre partenaire, le Journal de l’environnement.
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Et l’histoire ne s’arrête pas là. Les nouveaux taux d’exposition prévus dans l’arrêté ont été modifiés en haut lieu. Dans une saisine conjointe des services du ministère de la Santé et du ministère de la Transition écologique et solidaire datée du 4 juin 2020, le directeur général de la santé Jérôme Salomon et le directeur général de la prévention des risques Cédric Bourillet demandent au Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP) d’assouplir les normes concernant le TCE.
La saisine signée des deux directeurs stipule en effet « qu’en réponse à une demande complémentaire de la direction générale de la santé concernant les modalités d’application de certaines dispositions de cet avis en lien avec la gestion du site Wipelec à Romainville (93), le HCSP a publié en 2016 un avis sur les expositions au trichloroéthyléne présent dans l’air intérieur des logements des riverains de ce site ». Ce dernier réaffirmait leur précédent avis de 2012, dans lequel le Haut conseil recommandait la réduction de l’exposition au trichlo.
Faisant par des « difficultés dans la mise en œuvre de ces avis et la nécessité de disposer de compléments », les deux hommes demandent alors au HCSP un nouvel avis, comprenant « une mise à jour des valeurs repères d’aide à la gestion de la qualité de l’air intérieur précédemment établies » ainsi que « des prescriptions indiquées dans vos avis de 2012 et 2016 ».
Celui-ci a finalement été rendu en juillet 2020 par le HCSP. C’est ainsi que la préfecture de Seine-Saint-Denis a pu interpréter ce nouveau taux dans l’arrêté du 29 décembre, mais sans limite de durée, faisant passer le seuil d’alerte de TCE de l’OMS pratiqué précédemment sur le site (23µg/m3), à 3200 µg/m3, pour l’air extérieur.
Dans une lettre datée du 30 décembre 2020, le vice-président de France nature environnement Île-de-France, Francis Redon, alertait les sénateurs sur ce changement de normes et la situation de Romainville.
L’enjeu est ici national : comme le souligne un rapport de la commission d’enquête du Sénat sur les problèmes sanitaires et écologiques liés aux pollutions des sols, la pollution hors site est mal mesurée et insuffisamment pris en compte dans la législation française. Un avis partagé par le maire de Romainville, les riverains et les associations environnementales. Un débat sur les conclusions de ce rapport aura d’ailleurs lieu au Sénat mercredi (13 janvier).
Mais pourquoi le directeur général de la santé Jérôme Salomon lui-même et le directeur général de la prévention des risques Cédric Bourillet ont-ils fait cette demande ? Ce nouveau taux, que les riverains comptent bien contester, facilite la tâche du promoteur Alios et du dépollueur, le fonds d’investissement Gingko, qui compte parmi ses partenaires la plateforme de capital investissement de la banque Rothschild, la Caisse des dépôts et la Banque européenne d’investissement. Mais à quel prix ?
Un cluster de cancers
Une certitude, il ne fait pas bon vivre rue des Ormes et rue des Oseraies. Selon un recensement effectué par une riveraine entre juin 2016 et février 2019, 30 cas de cancers ont été enregistrés depuis 1990. Sur ces 30 personnes, 26 sont décédées. En outre, des adolescents habitants autour du site présentaient des problèmes d’asthme.
Trois familles ont également été touchées par des interruptions médicales de grossesse et plusieurs enfants sont nés avec des problèmes de santé ou ont contracté des maladies respiratoires depuis leur emménagement dans le quartier.
Et cette liste n’est malheureusement pas exhaustive, certaines personnes n’ayant pas été questionnées. D’autres ayant déménagé́, il n’y a pas eu de suivi. Parmi eux, deux anciens propriétaires, eux aussi, victimes de cancers. Un bilan effrayant.
Santé publique France avait d’ailleurs lancé une enquête en 2018 pour « suspicion de cluster de pathologies » en lien avec une exposition au trichlo sur l’ancien site de Wipelec de Romainville. Sans résultat. Dans ses conclusions, l’agence de l’État reconnaît que leur étude ne peut ni infirmer ni confirmer cette corrélation et que « du fait de la nécessité d’obtenir l’accord des personnes concernées, toutes les pathologies signalées par l’association (Romainville Sud, ndlr) n’ont pas pu être validées sur la base des dossiers médicaux, notamment lorsque les signalements concernaient des personnes décédées ». La logique est en effet implacable.
Dans une lettre adressée à la ministre de la Transition écologique Barbara Pompili le 24 novembre 2020, l’association Romainville Sud alertait de nouveau sur une situation « de plus en plus opaque, où des engagements ne sont pas tenus et où l’avenir de ce site et de ces environs inquiète de plus en plus la population de Romainville ».
Alors que la dépollution avait été déclarée terminée à l’été 2018, trois familles se sont pourtant vu proposer un relogement en 2019 – comme plusieurs habitants au cours de ces dernières années – pour une durée de 30 mois minimum.
Certains logements qui appartenaient à des personnes décédées ont également été rachetés par Gingko, afin d’élargir l’emprise du site en vue du nouveau programme immobilier. Des riverains racontent également les pressions subies pour vendre leur maison.
À ce jour, la lettre de l’association Romainville Sud au ministère est restée sans réponse, comme plusieurs autres avant elle.